mardi 12 septembre 2017

À travers l'Archipel grec

Une visite dans ce qu’il est convenu d’appeler l’«Archipel», autrement dit les îles grecques de la mer Égée et notamment les Cyclades, attire l’attention du voyageur sur plusieurs points.
D’abord, la facilité apparente de communications. Il est bien évident que le cadre physique, les produits éventuellement disponibles (bois, pierre, etc.), déterminent nombre d’aspects de la vie matérielle des habitants. Il est moins évident de considérer que ce même cadre peut orienter des dispositions intellectuelles et favoriser ou non la curiosité, les capacités d’invention, etc. Dans cette «mer semée d’îles» (Choiseul), où l’on n’est pratiquement jamais hors de vue d’une côte, les échanges et les transferts sont de longue date tout particulièrement nombreux. On prendra d’autant plus facilement la mer qu’il s’agit toujours de pratiquer une forme de cabotage, et que la circulation par voie de terre est rendue très difficile par le relief complexe qui est celui de la plupart des îles. Même si le vent est défavorable, on trouve facilement à se mettre à l’abri en attendant qu’il tombe, ou qu’il tourne.
Sous Oia, l'échelle d'Amoudi... et sa route d'accès
Ces îles sont peuplées dès l’époque néolithique (bon nombre de noms ont une origine antéhellénique). Jusqu’au IIIe millénaire, la navigation se fait par pirogues ou par radeaux, mais la civilisation cycladique innove, avec le travail du cuivre et de la poterie, avec un nouveau type d’embarcations, à une douzaine de bancs de rameurs… et avec les débuts de l’écriture pictographique. Les navires plus importants seront, en revanche, une innovation continentale (mycénienne), tout comme le sera le Linéaire A.
Mais les oppositions sont là: certaines îles sont favorisées, et d’autres non. Santorin est la plus proche de la Crète. Si la rade est évidemment très calme, la présence de la falaise abrupte de la caldera complique considérablement les échanges entre le niveau de la mer et celui des habitations. Les «échelles» (scala) effectivement accessibles y sont très rares, à l’image de celle de la ville préhistorique d’Akrotíri, plus encore de la crique d’Amoudi, en-dessous du bourg d’Oia. Amoudi a joué un rôle majeur dans le commerce des Cyclades, comme en témoignent les maisons des armateurs aujourd’hui encore préservées. Si l’on ajoute que Santorin n’a pratiquement pas de ressources propres en eau potable (elle était en partie fournie, jusque dans les années 1960, par des bateaux-citernes expédiés d’îles plus fortunées), on comprend que l’île soit, en fait, assez peu hospitalière.
Ancien chemin creux près de Melanès
Remontons vers le nord. À Naxos, la plus grande des Cyclades (412 km2), c’est un paysage tout différent devant lequel nous sommes: bien située au centre de l’Archipel, toute proche de l’île de Paros (à 5 km à peine) et des Petites Cyclades, l’île bénéficie de rades abritées, notamment à l’ouest. L’essor de l’activité commerciale explique que Naxos et, même si dans une moindre mesure, Paros, prennent rang parmi les cités grecques ayant connu le monnayage le plus précoce. Elle possède aussi des ruisseaux, certes pour la plupart asséchés pendant l’été, mais qui favorisent l’implantation humaine: on estime que le quart de la surface de l’île est effectivement cultivable, et encore nombre d’anciennes terrasses sont aujourd’hui à l’abandon. Choiseul, lorsqu’il pénètre à l’intérieur de l’île, admire
des vallées délicieuses arrosées de mille ruisseaux, et des forêts d’orangers, de figuiers et de grenadiers. La terre par sa fécondité semble prévenir tous les besoins de ses habitans; elle nourrit une infinité de bestiaux, de gibier. Le blé, l’huile, les figues et le vin y sont toujours abondans. On y recueille aussi la soie. Tant d’avantages l’avoient fait nommer par les anciens la petite Sicile (Voyage pittoresque, I, p. 41-42).
Le culte de Demeter, la déesse des récoltes, est d’ailleurs répandu à Naxos comme à Paros, les olivier sont omniprésents, tandis que le vin de Naxos est effectivement réputé depuis l’Antiquité –Dionysos / Bacchus lui-même n’a-t-il pas été élevé dans l’île? Naxos possède du bois, denrée bien rare dans les îles: la vallée de Melanès, c'est étymologiquement l'équivalent de Vallombreuse. Mais Naxos a aussi de belles carrières de marbre, même si celui-ci est moins réputé que celui extrait de Paros.
L’histoire de Naxos est tout particulièrement marquée par la domination vénitienne: à la suite de la Quatrième Croisade, en effet, l’Archipel est dévolu à la Sérénissime et constitué par l’empereur en duché, dont Naxos devient la capitale. Les dynasties des Sanudo (Marco Sanudo) et de leurs successeurs y règnent du début du XIIIe siècle jusqu’à la conquête de l’île par les Ottomans en 1537, tandis que Naxos est devenue siège d’un archevêché catholique après la chute de Rhodes, et qu’elle possède un collège de Jésuites en 1626 –avec une bibliothèque. Un couvent de Capucins est aussi bientôt fondé, où descendront en 1835 Ludwig Ross et ses compagnons, lorsqu’ils parviennent dans l'île après une traversée de trois heures à peine depuis Delos.
La vieille ville de Naxos est dominée par le castro vénitien, résidence du duc, et elle conserve un certain nombre de belles maisons patriciennes, mais les seigneurs feudataires ont aussi élevé des «tours vénitiennes», comme sièges de leur pouvoir, dans les localités de l’intérieur. On sait que l’essentiel de cette structure féodale se perpétue en effet à l’époque ottomane. Pour Ross, en 1835, la colline du castro est le «Faubourg Saint-Germain» de Naxos, où sont établis les descendants de la «noblesse latine» et le clergé catholique –même si le nombre des fidèles est alors considérablement diminué. C’est un ancien dragon italien, entré dans les ordre, qui tient alors le couvent capucin (mais il reçoit aussi pour ses services 800 francs par an du Gouvernement français). Quant aux grecs orthodoxes, ils sont installés entre le pied de la colline et le port.
Voyage pittoresque de la Grèce, Vue de la ville de Naxia
La présence du catholicisme n’est pas non plus sans faciliter les échanges avec l’Europe occidentale, tandis que les escales régulières des navires favorisent encore les transferts et rétrotransferts, dont le vocabulaire vient témoigner (par ex. καστέλι, pour castello, etc.). Que conclure, en définitive, face à un paysage culturel aussi complexe? D’une part, la possibilité de naviguer assez facilement, à la rencontre des continents asiatique, africain et européen, et les ouvertures et autres échanges qui peuvent s’ensuivre. Mais, à l’inverse, la tension toujours présente: l’insularité est aussi vecteur d'isolement et d’identité, et Naxos a été des années durant, pendant l’Antiquité, l’adversaire résolue de Paros…

B. Slot, Archipelagus turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane, c. 15001718, Istanbul 1982.
Vitalien Laurent, «La Mission des jésuites à Naxos de 1627 à 1643», dans Échos d’Orient, 33 (1934), p. 218-226 et 354-375; 34 (1935), p. 97-105, 179-204, 350-367 et 472-487 (donne une bibliographie complémentaire).

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